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Predator vs Oncle Boonmee
La Loi de la jungle

Predator et Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) sont deux films que tout oppose. Gonflé à la testostérone, le blockbuster américain met en scène l’affrontement d’un alien monstrueux et d’un commando surentraîné mené par Arnold Schwarzenegger, tandis que la fiction thaïlandaise raconte le voyage dans le passé d’un homme sur le point de mourir après sa rencontre avec les fantômes de ses proches. Malgré leurs cinémas radicalement différents, les réalisateurs John McTiernan et Apichatpong Weerasethakul ont communément investi la jungle dans le but d’y faire apparaître des monstres. Le Predator d’un côté, extraterrestre démoniaque prêt à tout pour tuer alors que de l’autre côté, des gorilles aux yeux rouges sont tantôt les réincarnations des êtres du passé, tantôt les compagnons de route des hommes. Deux regards que tout semble séparer, mais qui ne dissimulent pas certaines fascinations et préoccupations communes.


 

L’homme de la jungle

À travers la jungle et les monstres qu’elle abrite, Predator et Oncle Boonmee portent en leur cœur deux conceptions du monde distinctes qui se répondent malgré elles. La vision occidentale de McTiernan inscrit le décor sauvage comme un espace de danger. Elle évoque notamment pour les membres du commando d’autres conflits et batailles d’Asie du sud-est. Un jugement qui ne distingue aucunement la singularité du milieu dans lequel ils évoluent car pour ces personnages, la jungle est toujours porteuse d’une menace. Pour rendre compte d’un danger invisible capable de surgir n’importe quand, le cinéaste américain use d’une ingéniosité stylistique en renversant les échelles, transformant l’immensité de son décor en un huis clos angoissant.
L’imposant corps des soldats casse la perspective des cadres qui empêchent l’ouverture d’une profondeur de champ que seul le Predator peut se permettre de recréer. Grâce à sa vision thermique omnisciente et sa fonction d'invisibilité, l’alien perçoit son espace comme un terrain de chasse ouvert et ses traits d'assimilation font de lui l’ennemi le plus dangereux. Pour l’ultime combat contre son adversaire, Dutch parvient à ouvrir son champ en investissant les pieds d’une cascade, contrecarrant ainsi l’idée que toutes les jungles se ressemblent puisque chacune renferme de mystérieux secrets pour l’homme.

 

Au contraire de la production américaine, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) est le paroxysme de la perspective orientale, promouvant la jungle comme lieu d’apparition de la vie. Paradoxalement, Weerasethakul met en scène la jungle dans des séquences nocturnes, n’offrant pas la possibilité (dans son principe) à la contemplation. Or, c’est à partir de cette contradiction que le cinéaste enclenche son dispositif. Tandis que Predator est un film clair où nous ne voyons rien, Oncle Boonmee est un film obscur où nous distinguons tout.
Dès l’ouverture, la fuite d’un buffle vers la forêt établit une idée de circulation que la suite du long-métrage continuera d’explorer permettant à la vie et la mort, ainsi qu’aux êtres humains et aux animaux, de se rencontrer. Nous assistons à cette déclinaison durant le repas inaugural où Oncle Boonmee découvre le fantôme de sa femme, qui après s’être rendue visible par la surimpression, s’incruste définitivement à l’image, s’assimilant définitivement aux êtres vivants. Les personnages ne s’en trouvent pas plus décontenancés et acceptent ce face-à-face avec les êtres venus d’ailleurs. Ils sont comme le buffle de la séquence d’ouverture qui s’enfonce avec joie dans la forêt. Celle-ci rend compte au spectateur de l’existence du fameux gorille qui grâce à ses yeux rouges implante une source de lumière. Une invitation à se laisser guider et à ne pas avoir peur des ombres qui sommeillent en ces lieux.

 

Tuons la bête !

La réincarnation fait partie des préceptes de la philosophie bouddhiste que l'œuvre de Weerasethakul n’a eu de cesse de décliner. Le héros de Blissfully Yours se transforme en serpent à cause d’une maladie de la peau, l’amant d’un jeune homme est un tigre dans Syndromes of a Century… Chez le cinéaste thaïlandais les animaux cachent en eux d’autres vies et peuvent s’avérer être des humains. Le fantôme de la femme au repas inaugural est suivi par le fils sous l’apparence du gorille aux yeux rouges. Dépassant la surprise de le voir sous cette apparence, les personnages écoutent le récit de son départ dans la jungle, obsédé à l’idée de photographier ces singes, avant de les rejoindre et devenir l’un des leurs.
Un corps est alors une apparence et donne lieu au concept suivant : l’âme peut inclure d’autres identités. L’artificialité du costume de gorille, sorte de dérivé du Chewbacca de la saga Star Wars, est symptomatique du corps comme simulacre d’une image. La séquence de la Princesse en est le parfait exemple car après avoir accueilli le regard d’un porteur, son altesse contemple son reflet dans l’eau d’un lac, révélant un visage attaqué par une maladie de peau, avant que la magie du lac ne dévoile celui d’une belle princesse. Un poisson-chat l’interpelle et annonce être le responsable du sortilège, sous prétexte que le reflet de cette beauté est sa vraie nature. S’ensuit une scène de sexe entre la femme et l’animal, assumant la volonté de dépasser toutes les frontières entre l’homme et la nature.

Dans le cas de Predator, le portrait du commando représenté comme une montagne de muscles rend compte d’une puissance masculine prête à tout pour déployer sa virilité. L’autre est alors vu comme la jungle, une menace sans visage. Des guérilleros sont assassinés de sang-froid sans que le montage ne distingue l’un d’entre eux, excepté Anna Goncalves, le seul personnage féminin du film. L’intégration du féminin au sein de la masculinité amorce l’insertion de l’altérité que représente le Predator. Très justement, l’universitaire et réalisatrice Nicole Brenez décrivait dans son ouvrage De la figure en général et du corps en particulier, l’assemblage du monstre en image de tout ce que n’est pas l’homme blanc.
Rasta par ses dreadlocks, homosexuel amateur de BDSM par sa combinaison filée, végétal et minéral par sa couleur, féminin par sa gueule en forme de vagin, le Predator est la matérialisation des minorités qui effraie les personnages. “You’re one ugly motherfucker.” (littéralement en français, “Tu es un putain d'enculé hideux”) est tout ce que Dutch trouve à dire et à travers cette réplique, c’est toute la parole d’une Amérique des années 1980 incapable de regarder en face ses minorités qui s’expriment.

Les Fantômes du passé

Comme son titre l’indique, Oncle Boonmee se remémore ou rêve de ses vies antérieures. La trajectoire de ses projections entraîne le spectateur dans l’imaginaire du conte, que ce soit l’histoire de la princesse et du poisson-chat, jusqu’au passage de la grotte aux cristaux d’étoiles, lieu d’une autre vie selon Boonmee. Ces nombreuses interventions oniriques juxtaposent une introspection chez le personnage quant à savoir si son Karma ne le punit pas pour tous ses mauvais agissements. La mémoire de ce dernier est alors associée à celle de la Thaïlande, un pays au passé militaire violent, principalement à l’encontre des opposants communistes et aux pays frontaliers comme le Laos. Ainsi, la jungle est ce qui rallume les lumières du passé.
Ces projections d’une histoire déchue est aussi la conception que se fait McTiernan, faisant de Predator un film post-Vietnam. Jamais évoqué, le conflit est toutefois rejoué dans son ensemble. L’institution américaine envoie au casse-pipe des soldats américains prêts à remplir une mission pour la juste cause, alors qu’il s’agit de la conquête d’un territoire. Les réponses du Predator aux excès de violence de la part des soldats américains peuvent être associées aux soldats du Vietcong avec les réseaux de tunnels souterrains, qui à l’instar du Predator, les rendaient invisibles. Elles sont de l’ordre de la surprise puisqu’il a une parfaite connaissance de son environnement de combat. À y regarder de plus près, l’alien fonctionne en miroir avec ses adversaires.

 

C’est parce qu’il imite (littéralement et métaphoriquement) les Américains que sa monstruosité s’exprime. En exemple, il n’attaque jamais Anna qui, au-delà de la question du genre, ne présente aucune marque de danger. Plus tard, Dutch échappe au regard du Predator, parce qu’il s’émancipe de sa posture de dominant. Recouvert de boue, il s’associe à la jungle jusqu’à revenir à l’état sauvage et la regarde telle qu’elle, évoquant l’homme de Néanderthal adepte des techniques de chasse. Parallèlement, Dutch adopte le point de vue de l’Autre, celui que l’on agresse sans oser le regarder.
En définitive, malgré leurs divergences de style, Predator et Oncle Boonmee racontent la même chose : une rencontre de l’homme avec ses alters egos. Un processus qui leur permet de mieux voir le monde et eux-mêmes. Et cette complémentarité ne s’arrête pas là. Si Predator débute dans l’espace avec le surgissement d’un vaisseau qui emprunte le chemin de la terre, Memoria, le dernier long-métrage en date d’Apichatpong Weerasethakul se termine par le départ d’un vaisseau extraterrestre depuis la Terre. Une continuité cinématographique étrange mais qui met en perspective le fait que les œuvres, si opposées soient-elles, ne sont pas nécessairement dépourvues de correspondances.
© Images tous droits réservés : Predator, Twentieth Century Fox - Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), Pyramide Distribution

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