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L'art du crime
chez Dario Argento

Maître de l’horreur, du giallo, de la peur, tous ces qualificatifs sont justes pour caractériser Dario Argento. Son ample filmographie composée de chefs-d'œuvre comme Les Frissons de l’angoisse, Suspiria ou Ténèbres, aura permis au cinéaste italien d’être l’un des dignes représentants du cinéma de genre. Trauma, Le Syndrome de Stendhal, Le Sang des Innocents et The Card Player, font quant à eux partie d’une période mal aimée de la carrière d’Argento. Encore peu étudiés, ces longs-métrages des années 1990 et 2000 attestent, malgré certaines imperfections, les terrains d’expérimentation d’un metteur en scène investissant l’horreur comme un lieu de réflexion sur l’art. En filmant des meurtres, le réalisateur fonde une pensée du crime équivalente à celle d’un artiste accomplissant une œuvre, pleine de tranchant mais non sans une certaine logique de mise en scène.


Trauma (1993)

Trauma débute par la reconstitution en dessin découpé d’une exécution à la guillotine durant la révolution française. Cette ouverture surprenante par son absence de conséquence dans l’intrigue, porte pourtant en elle les idées fondatrices du long-métrage et du style Argento. La guillotine en public a pour racine d’être le spectacle de la mort. En cela, ce crime institutionnel impose d’être vu et apprécié par des spectateurs partagés entre la jouissance et le dégoût. Une représentation de la mort que reprend Argento afin de placer ses personnages et son public dans une tension morale.

Ce dispositif est présent dès la première séquence de meurtre filmée par Dario Argento. L'oiseau au plumage de cristal met en scène l’assassinat d’une jeune femme à l’intérieur d’une galerie d’art, éxécutée sous le regard du héros du film Sam Delmas. Séparé par les baies vitrées du lieu, le personnage se retrouve impuissant face à la situation, d’autant plus que le meurtrier l’enferme afin qu’il assiste à la mort lente et douloureuse de sa victime.

Dans le cas de Trauma, Aura Petrescu, souffrant d’anorexie, assiste à la décapitation de ses deux parents. Par la suite, le meurtrier continuera d'exécuter ses victimes en leur ôtant leurs têtes. Une fascination que partage Argento, pour avoir capturé cinématographiquement un nombre incalculable de décapitations. Ce goût pour représenter les visages effrayés que l’on charcute tient à une fascination picturale. En témoigne le visage de la mère d’Aura entre les mains de son agresseur, l'analogie avec la peinture de Caravage serait pertinente en particulier avec le David avec la tête de Goliath, dans lequel le jeune berger tient fermement du bout de sa main la tête tranchée de son adversaire. L’art du Caravage, comme celui d’Argento, est celui du caniveau à l’ambiance macabre et violente.

Les têtes coupées du duo manifestent l’effroi et la douleur du monde, mais traduisent une réflexion sur l’art cathartique comme l’unique moyen de se délivrer du mal. En rencontrant David, dessinateur de journal et peintre amateur, Aura est accompagnée d’un artiste qui va l’aider à rejeter la bile noire de son âme. Le rapport de l’être humain avec l’art est par extension organique, ce qu’Argento travaille en profondeur avec son film suivant : Le Syndrome de Stendhal.

Le Syndrome de Stendhal (1996)

Suite à la lecture du Syndrome de Stendhal, essai de la psychanalyste Graziella Magherini autour du phénomène vécu par l’écrivain français du 19ème siècle, Dario Argento comprit le malaise qu’il contracta durant sa visite du Parthénon d’Athènes. Vertiges, perte de conscience : les phénomènes psychosomatiques sont les manifestations d’un concept puissant que le cinéaste tirera de sa lecture.

“Lorsque j’ai découvert le livre de Graziella Magherini, j’ai été fasciné d’apprendre que l’art puisse tuer, par le biais du syndrome de Stendhal [...] Peut-être que l’art devient alors lui-même le tueur, à travers la personne affectée : après que la personne a admiré un tableau, elle devient alors elle-même le tueur…” (citation tirée du livre Dario Argento de Vivien Villani).

Le réalisateur va, grâce au syndrome de Stendhal comme outil scénaristique et à des effets numériques, faire de l'œuvre d’art le digne coupable d’atrocité. Une idée déjà présente dans Ténébres avec une sculpture en pointe rendue responsable d’une mort.

Au-delà d’être atteinte du syndrome, Anna est capable de ressentir les émotions des tableaux de la Galerie des Offices de Florence, notamment quand Anna entre littéralement à l’intérieur des œuvres, d’où l’utilisation du numérique pour le figurer. L’art agit dès lors sur le corps d’Anna comme le cachet qu’elle avale afin de calmer son malaise. Les images digitales à l’intérieur de l'œsophage d’Anna sont là pour confirmer que l’art pénètre les corps.

Comme les coups de couteau qui transpercent les parois de la peau, le viol par pénétration ou encore le tir de pistolet passant les deux joues d’une des victimes, les modalités d’action d’Alfredo Grossi s’assimilent à celles de l’art sur Anna. Lors du premier viol subi par Anna, les agissements d’Alfredo sont associés en montage alterné avec les détails de La Ronde de la nuit de Rembrandt. Alfredo incruste alors son reflet sur le cadre du tableau pour ne faire qu’un avec l’art.

Le Sang des innocents (2001)

Après l'adaptation du roman horrifique de Gaston Leroux, Le Fantôme de l’Opéra, Dario Argento retourne à ce qu’il sait faire de mieux, le giallo. Ce retour aux sources avec le genre qu’il a lui-même façonné permet à Dario Argento de dessiner une nouvelle intrigue basée sur la recherche d’un tueur en série. Giacomo Diallo, fils d’une ancienne victime, mène son enquête en compagnie du commissaire retraité Ulysse Moretti, incarné par le grand Max von Sydow. Ils découvrent que le psychopathe utilise une comptine pour enfants sur des animaux comme scénario et c’est parce qu’il fragmente la chanson, comme il séparerait des séquences au montage, que le commissaire Ulisse Moretti et Giacomo Gallo vont retrouver sa trace.

Par la même occasion, Argento ajoute à son récit une fausse piste dans le but de mettre en scène un simulacre. Au début de l’enquête, le premier suspect arrêté par la police est un nain auteur de romans policiers, dont la mort est due justement aux accusations à son encontre. Sachant que la difformité et son goût pour le bizarre ont fait de lui le coupable idéal, le véritable responsable des meurtres utilise son apparat pour faire croire qu’il est revenu d’entre les morts.

En plus de cela, l’origin story du tueur débute par l’écoute de la lecture des romans de ce personnage, mais également de cette fameuse comptine. Argento met ainsi en exergue le fait qu’une œuvre, à partir de sa réception, peut révéler son caractère destructeur. Dans ses mémoires, Peur, Argento raconte les appels téléphoniques d’un fan insistant mais surtout menaçant, prêt à mettre ses menaces en application.

En ce sens, Argento démantèle les rumeurs d’une partie du public et de la presse, lui attribuant des dispositions de tueur à cause de son goût pour les meurtres et leur mise en scène. Ce n’est peut-être pas un hasard si le réalisateur abandonne enfin l’habitude qu’il a prise à porter les gants de l’assassin à l’écran. Bien qu’ils étaient trop grands, c’était aussi la possibilité de laver sa réputation d’artiste fou.

The Card Player (2004)

Petite production non programmée dans les salles françaises, The Card Player annonçait-il le début de la fin d’Argento ? Envisagé d’abord comme la suite du Syndrome de Stendhal avant qu’Asia Argento refuse de reprendre son rôle d’Anna Manni, le film s’écarte de la flamboyance stendhalienne pour devenir un thriller froid servi par une lumière épurée conçue par Benoît Debie, chef opérateur sur Irréversible de Gaspar Noé. L’éclairage pesant sert d’autant plus le propos que tire le réalisateur de la nouvelle technologie populaire : internet.

Ici, le tueur en série invite la police à jouer contre lui au poker en ligne. Si la police perd la partie, une victime aura sa gorge tranchée en direct. Ce dispositif prévaut sur ce qu’était en train de devenir une partie d’internet avec notamment les red rooms. La possibilité pour le tueur que des spectateurs assistent à son crime est une composante de son système.

L’ingéniosité du cinéaste est de voir en internet (et plus largement dans le numérique) un nouvel espace de représentation - un tableau supplémentaire pour que le crime, l'œuvre, soient regardés. Mais comme souvent chez Argento, le meurtre a une part de faux, jusqu’à devenir une complète manipulation. Alors que nous pensons assister à un snuff movie, dans lequel la mort de la victime serait déterminée par la partie de poker,  il s’agit tout bonnement d’une mise en scène. La victime filmée en gros plan est un enregistrement, tout comme les résultats de poker sont déterminés en avance.

Même si nous ne sommes pas devant le fin du fin de l'œuvre Argentienne, quelques éclats de génie émanent toujours. Comme lorsque Stefania Rocca, personnage principal, remarque sur le reflet d’un vase qui sert de cendrier, le meurtrier masqué la guetter devant chez elle. Une nouvelle vitre, une nouvelle fenêtre pour définitivement convenir que le crime chez Argento a tout d’une construction presque mathématique et que tant qu’il ne dépasse pas le cadre d’un tableau ou d’un écran, il est envisageable de rester à distance.

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